La bête sans cœur

Une animal gît dans la boue. Il doit être mort. Je m’approche et voilà qu’à ma grande surprise, il frémit et essaye de se redresser, hagard. On s’accommode mieux d’un cadavre que d’un être souffrant. Est-il blessé, puis-je le secourir ou est-il enragé ? Ces interrogations m’assaillent dans la forêt. Je croise son regard éperdu et vais l’aider bien sûr, même si je ne sais pas vraiment que faire.

Je m’approche encore et m’accroupis près de lui, c’est un jeune faon. Je ne veux pas prendre de risques et, comme il s’agite, je vais pour le renverser à terre le plus doucement possible, dans un premier temps, afin de mieux observer la gravité de son état.

Au moment de toucher terre, le petit Bambi a un mouvement de défense, il cherche à me pincer, et j’évite sans peine sa petite bouche inoffensive. Je lui tiens fermement la tête au sol en faisant attention de ne pas toucher sa gueule toute baveuse. Le pauvre doit être terrorisé. Je ne te veux aucun mal. Tu as peur parce que tu ne comprends pas ce qui t’arrive, tu ne comprends pas que je cherche à t’aider, peut-être ne comprends-tu même pas que je te veux du bien ?
Mais voilà que je suis tout à coup persuadé que la bête est agonisante, et qu’elle ne pourra être sauvée. C’est une évidence. Je n’ai pas de portable et le temps d’aller chercher de l’aide lui serait fatal. Je ne peux plus rien faire moi-même. Sauf abréger ses souffrances. Abréger ses souffrances. L’idée m’est venue comme un lapsus. Je veux l’aider mais que demande-t-elle ? Tu cherches à mordre à nouveau et tu me laisses bien voir cette fois-ci tes petites dents d’herbivore, bien plus pointues que je ne me l’étais toujours figuré. J’ai à ce moment un mouvement de défense moi aussi, un simple réflexe, et tu me jettes un mauvais regard auquel je ne sais comment répondre. J’ai ma conscience avec moi, je te veux du bien, je le sais. Je me le répète. Mais tu râles et te débats avec une énergie insoupçonnée. Est-ce la peur qui te donne ce semblant de vie nouvelle ? Tu agonises, cela se voit à ton œil qui vire de côté. Mais bon Dieu, ta mâchoire me cherche. Comme je te comprends. Mais je ne peux revenir en arrière. Je serre plus fort mon étreinte, pour me protéger les avant-bras, et je réalise à ce moment que je suis dans une mauvaise posture si sa mort ne vient pas vite nous délivrer tous les deux. Je tiens sa nuque au sol et, presque sans m’en apercevoir, je commence aussi à serrer sa gorge, cherchant plus ou moins consciemment à freiner le passage de l’air. On dirait que la bête a compris et elle se démène comme un beau diable, battant le sol de ses pattes comme un forcené. Je ne les crains pas trop, ce sont ses dents que j’ai à l’œil et qui me semblent menaçantes, à cause de la maladie bien sûr, mais aussi parce qu’elles sont bien plus grandes que je ne l’avais vu.

Quel bourbier. Et personne dans les environs.

Il ne faiblit pas sous mon poids et je crois que c’est là que j’ai commencé à avoir peur moi aussi. Son regard est revenu du coin de l’œil et il me vise maintenant, me maudit, m’accuse. Je serre sa gorge plus fort et je sens les tendons qui glissent sous mes doigts, sans parvenir à l’étrangler. Je panique et son râle m’épouvante. J’ai un canif dans ma poche. Cette pensée me fait honte. Si j’arrivais d’une seule main… J’y arrive ! Ses dents ont encore changé. Sa gueule aussi. Je n’ai plus le choix, il me faut abréger ses souffrances -abréger ses souffrances- , lui venir en aide, le secourir, -le secourir-. Mon canif à la main, -je ne pourrai jamais faire ça-, je l’enfonce dans son flanc en réalisant en même temps qu’il y a peu de chance, autant de risque, que je touche ainsi un organe vital. Évidemment, l’effet sur l’animal est inverse à mon attente et il devient comme fou. Ma main gauche enserrant toujours sa gorge, je frappe de mon canif son flanc à plusieurs reprises et en plusieurs endroits, cherchant le cœur désespérément. La lame est trop petite, et n’en ressort même pas rougie. Elle doit glisser dans le gras, et moi je réprime à grand peine une nausée. Comment en suis-je arrivé là ? Ce qui n’était qu’un faon retrousse à présent ses babines, écumantes comme celles d’un chien en furie, et ses dents deviennent des lames affilées. Mais qu’est-ce donc pour un animal ? Je ne suis plus sûr de rien, sauf que je veux partir, m’en aller, me sauver, me retrouver chez moi, seul avec moi-même. Je redouble de coups dans son poitrail, mais il se débat plus sauvagement encore, semblant les ignorer. Alors je ne crains plus ma rage, et je lui attrape franchement le mufle salivant. Je sens son effort pour se dégager de mon étreinte, mais je le serre à n’en plus pouvoir. Sa gorge est maintenant libre et j’y enfonce ma lame à plusieurs reprises, cherchant la carotide. Rien ne saigne, ce foutu bestiau a-t-il un cœur et du sang ? Est-il seulement de ce monde ?

Animal de l’enfer, je te déteste, je venais vers toi emplis de peine et de compassion, et c’est ainsi que tu me reçois. Inepte et mauvaise créature, sous tes dehors fragiles et innocent se cachait le diable. Ton apparence a changé -as-tu déposé ton masque ? - , ton poil est devenu noir et plus dru qu’auparavant. Oh maudite créature - je la supplie maintenant- crève afin de nous épargner la haine que je sens t’habiter, et qui va me gagner à mon tour. Je lacère sa gorge en plongeant mon couteau le plus profondément possible, arrachant des lambeaux de chair rosacés. La tête se détache presque, en beuglant lamentablement dans un gargouillis répugnant, et enfin, après un dernier soubresaut, la bête retombe lourdement.
L’épouvantable curée a cessé. Je me relève et regarde le carnage. Je n’y suis pour rien. Mais cela se voit-il ? Je recule et m’en vais vomir à quelques pas. J’ai laissé des traces de pas bien visibles avec mes baskets. Je les jetterai dès ce soir, ainsi que mes habits souillés. Qui me croirait si je disais que tout a commencé par une tentative de sauvetage ? Foutue bête sans cœur.