Ça a fait un drôle de bruit. J’ai pensé à un moignon. Peut-on parler du bruit d’un moignon ? Un moignon a-t-il un cri ? Quelque chose aurait dû perdurer et ce quelque chose n’était plus. Comme si un équilibre avait été rompu. Évidemment, auparavant, quand une vague roulait sur la grève, en son sein enflait déjà la suivante. Un cycle parfait, une ronde de mort et de naissance simultanée. Mais maintenant, il y avait dans la vague un déchet, un déchet que l’océan pourtant insatiable refusait d’ingérer, un déchet inlassablement refoulé dont, j’en étais sûr, j’entendais l’appel...
Si l’on devenait extrêmement attentif, on pouvait en effet deviner dans le roulement du chant marin la présence sonore du corps étranger. Mais ce corps venu d’ailleurs ne pouvait se greffer au flot, n’étant de même nature. Il n’était pas pour autant une anomalie, tout au plus un surplus, une voix dans le chaos, un rejeton plaintif et misérable… qui refermait pourtant une puissance de destruction vengeresse colossale, puisqu’elle avait pu altérer le souffle d’un monstre infatigable.
Le ressac s’évanouit en une ultime expiration crachante, et lorsque la dernière vague s’est affaissée sur les cailloux, j’ai vu distinctement, aussi clairement que je regarde la pleine lune de ce soir, l’ombre d’un visage d’enfant aux yeux grand ouverts, la bouche béante et tordue en un long hurlement que je n’ai pas supporté entendre…
C’est seulement depuis que je suis heureux, loin dans les montagnes, que j’ai commencé à douter de mon propre souvenir, mais cette vision silencieuse ne m’a jamais quitté, et je la conserve au plus profond de mon cœur, comme une perle rare, car je sais qu’elle reste vraie pour certains.