Destin routier

Je ne sais si cela vous est déjà arrivé, mais parfois, alors que je roule tranquillement vers une destination quelconque, je pense à ces vies brisées par un accident automobile. Une famille, ou un jeune père comme moi, voyageant tranquillement en silence ou conversant avec ses enfants. Et subitement c’est le drame. Un véhicule surgit du virage et franchit la ligne médiane. Le choc frontal, la destruction totale, la mort si banale.

Ainsi il m’arrive de penser à tout ceci au volant, in situ, et l’éventualité de l’accident me paraît alors si vraisemblable que j’en viens déjà à m’imaginer planer dans le ciel, comme un ectoplasme encore frais, observant à loisir les sinueux tracés des voitures empruntant les diverses départementales.

Les véhicules se croisent quasiment en s’ignorant. Y a-t-il véritablement un conducteur vivant dans chacune de ces automobiles, ou ne sont-ils déjà que des morts en puissance ?
Mais voilà que la fautive est repérée. Mon fantôme céleste est doté d’un bien curieux pouvoir. Il peut voir sa trajectoire passée sur de nombreux kilomètres, mais il peut aussi observer à l’avance l’itinéraire qu’elle s’apprête à suivre. Cette jeune femme bien gaie va retrouver son petit ami. Elle roule à peine plus vite que d’habitude mais son esprit est ailleurs. Au sillage de son passé correspond fidèlement le tracé de son avenir, et mon spectre s’amuse à contempler la vie qui se dessine sous lui, alors qu’elle la dévore, inconsciente de sa valeur.
Elle va le percuter dans un kilomètre, à la sortie de ce grand virage en S. La collision sera terrible, et nous danserons dans le ciel tous les trois.

Je pense à ma femme et à mes enfants, bien entendu, et je ne sais s’il me faut maudire la fatalité ou cette conductrice distraite. Je pense à elle aussi, à son amour naissant. Elle s’approche du point d’impact sans retenue, presque sans pudeur. Il doit nous rester quelques secondes encore avant la fusion. Je sens son cœur amoureux sonner la charge, sa gorge se mettre à enfler en cadence, son pied appuyer de désir sur l’accélérateur.

Derrière moi, personne ne me suit. En priant pour que son âme résiste au devoir karmique et cède à l’opportunité de déjouer le destin, je me range d’un coup sur le bas-côté et arrête le moteur. Mon stratagème tient du lâcher-prise intempestif, mais sait-on jamais ? La vie nous surprend si souvent, elle.

Ma destinée passe alors à vive allure, bien jolie ma foi dans sa chemise blanche claquant par la fenêtre. La dulcinée semble me sourire, mais je sais qu’elle ne me voit pas. Elle sourit à la vie, à son amoureux qui l’attend, à sa propre splendeur invulnérable et fière.
Moi, toujours à l’arrêt et la respiration courte, j’ai le drôle de sentiment d’offrir un cadeau trop gros sans savoir à qui, et sans que personne ne m’en remercie.