Enfin mince

Comment aurait-elle pu deviner la délicate et ultime attention que son défunt mari lui avait concoctée ? Il en avait fait consigner de son vivant tous les détails auprès de son notaire, et avait fait aussi parvenir ses dernières volontés à son médecin privé en toute confidentialité, et surtout en secret de sa femme, afin que la surprise lui fasse tout l’effet souhaité. Cette fine coquetterie devait lui permettre de laisser derrière lui l’image romantique et sophistiquée d’un homme de qualité, mais aussi l’image emblématique d’une longue vie à deux, emplie de joie de vivre et de courage malgré l’adversité. Une obésité battant tous les records l’avait en effet plusieurs fois amené au seuil de l’accident cardiaque, et, malgré le soutien indéfectible de sa femme et toutes sortes de diètes-éclairs et de régimes draconiens, il n’avait jamais réussi à aboutir à un résultat probant en termes d’amaigrissement. Si la déprime n’avait jamais été loin, il était cependant resté ce qu’il est coutume d’appeler un bon vivant. Et sa dernière trouvaille trahissait pour le moins son esprit résolument optimiste.

C’est à peine entrée dans la chapelle ardente où reposait son cadavre, qu’elle fut littéralement prise à la gorge par une nausée venue du fin fond de son estomac, suivie d’un hurlement terrifiant. Quand l’employé des pompes funèbres se précipita auprès d’elle, elle gisait déjà, inanimée dans les restes de son repas mêlés de bile, au pied du socle de marbre sur lequel reposait, en paix et triomphant, le défunt embaumé.

Un corps boursouflé, bruni et balafré en plusieurs endroits était allongé, le buste légèrement relevé par un coussin gonflable bleu. Détail piquant, le corps n’était revêtu que d’un simple maillot de bain de couleur vive, à la ligne audacieusement virile. L’organe du mort, en mal d’amour désormais, semblait en effet vouloir percer, grâce peut-être à sa rigidité cadavérique, la fine toile jaune, alors même que l’une des cicatrices, juste en dessus de son bas-ventre, avait craqué et laissait voir les viscères qui en débordaient. Ces balafres avaient dû être pratiquées après le décès, car elles ne tenaient manifestement que grâce aux fils et aux agrafes que l’on pouvait si bien distinguer. Un liquide jaunâtre avait déjà suinté d’un peu partout, s’écoulant sur les dalles du sol, et l’odeur qui s’était répandue dans la pièce était épouvantable.

À côté du baigneur embaumé, (mais avait-elle eu le temps de découvrir l’originale et morbide trouvaille ?), se trouvait un volumineux sac de plage bariolé. À l’intérieur, dans des sachets en plastique transparents, se trouvaient les 50 litres de graisse aspirées qui témoignaient du réel succès de l’opération. Dans les sachets bien entassés, des morceaux plus grumeleux semblaient flotter en suspension parmi des traînées de sang, un peu comme des morceaux de mie de pain dans une soupe claire.

Il avait souhaité être vêtu, toujours à l’attention de son épouse, du maillot de bain qu’elle lui avait offert au début de leur mariage. Ce maillot, taille mannequin, et cette liposuccion générale allaient enfin permettre à sa femme, dans l’esprit du mort, de garder en mémoire la silhouette délivrée et assurément authentique de son cher époux.

La taille du maillot avait été la seule indication à l’adresse du médecin quant au volume des graisses à prélever. Il fallait qu’il y fût à son aise. C’était notifié noir sur blanc. À son aise pour l’éternité. Et il l’était désormais, assis comme un prince au bord de la piscine, attendant sa femme, déjà mince, elle.