L’affront

J’avais bien noté mon rendez-vous, et me réjouissais presque, si je puis dire, d’avoir bientôt une denture à nouveau immaculée. Ma hantise absolue, en allant chez le dentiste, était de laisser dans ma bouche un morceau de salade, de riz ou d’autre chose, que sais-je, coincé entre mes dents. Un ami m’avait raconté qu’il avait une fois été ainsi carrément refroidi au moment crucial, par une pourtant très belle jeune femme, à cause d’un reste de repas accroché à son sourire. Il en avait été si navré qu’il n’avait d’ailleurs pu s’en expliquer, honteux de sa propre réaction. Elle avait ensuite disparu de sa vie aussi rapidement qu’elle était arrivée, et nous avions beaucoup rigolé. Enfin, surtout moi, et un petit peu lui.

Je me lavai donc soigneusement les dents ce midi-là car je tenais à faire bonne figure. Je dois dire que c’était mon premier rendez-vous chez cette doctoresse qui m’avait été recommandée par ma femme, issue d’un milieu aisé, et qui était elle-même sa cousine. La clientèle habituelle étant plutôt bourgeoise, j’avais pris la précaution de m’habiller d’habits simples mais de qualité. Je ne voulais pas trop dépareiller dans le cabinet, même si je ne pouvais néanmoins tromper mon monde dans une atmosphère tout sauf bohème.

Me voilà donc installé sur la longue chaise inclinée. Le projecteur m’éblouissant violemment comme dans un bon policier. Allongé et vulnérable, j’offre alors mon gosier aux petites mains habiles de la doctoresse. Je suis relativement détendu car, comme je l’ai déjà dit, je me suis éreinté tantôt à nettoyer mes dents, et j’ai surtout réussi à convaincre ma douce compagne de nous envoyer en l’air juste avant de venir, histoire de ne pas fantasmer sur la nouvelle dentiste, comme les hommes aiment à le faire. Nous apprécions tant, en effet, que l’on s’occupe de nous, et éprouvons par-dessus tout un réel délice à être soignés par de belles créatures, quitte à en être torturés.
Mais de ce côté-là, ma partenaire à la ville pouvait être tranquille. Elle avait d’ailleurs dû bien s’amuser de mon appréhension, puisqu’elle la connaissait, et puisque la praticienne était loin d’être un canon. Sympathique comme une porte de grange en plus. Je souffrais donc surtout de ne pouvoir me laisser aller à gamberger autant que je l’aurais voulu.

À un moment donné, je l’ai vue froncer les sourcils et retirer, j’en suis sûr, quelque chose de ma bouche avec un air qu’elle a pu dissimuler presque entièrement mais qui ne m’a pas échappé, et qui était un air un peu dégoûté. Elle s’est remise au travail sans faire de commentaires, mais j’ai hésité et lui ai demandé par curiosité ce que c’était, craignant peut-être aussi une fissure ou un abcès, ou une autre plaisanterie du même goût. Elle a hésité à son tour avant de lâcher, et elle le fit sans sourire, froidement et du bout des lèvres : « Oh, ce n’est rien, juste un poil ».

Je n’eus ensuite aucune peine à garder la bouche ouverte pour la courte fin de la consultation, mais je ne la revis plus jamais.

De temps à autre, je me demande si je ne devrais pas lui envoyer galamment, et anonymement, un petit bouquet de poils de c… , confectionné avec tendresse, reconnaissance et compassion. Une petite vengeance d’un ami de la famille.