L’armoire magique

Toute la série des tics. Je crois que je n’en ai pas loupé un seul. Du petit cri suraigu au reniflement intempestif. De l’étirement des doigts, mains grandes ouvertes, au serrement des deux points, jusqu’à en avoir les jointures blêmes. Les pires sont ceux des yeux, clignements répétés, froncements des sourcils, regards subits de côté ou au loin, strabisme extrême et très rapide. Essayez 5 minutes pour voir. Un des derniers tics m’ayant assailli était la fermeture totale des yeux, le plus longtemps possible, accompagné d’un intense plissement de toute la zone oculaire. Le regard des autres étant une gêne inutile, j’essayais de ne pas me faire remarquer dans la mesure du possible, ce qui n’était pas sans me causer un stress supplémentaire. J’atteignais ainsi le paroxysme de la solitude et de l’abandon.
J’avais dix ou douze ans et l’on me faisait consulter une pédopsychiatre. La thérapie a duré 6 longs mois. Invariablement, j’entrais dans le cabinet, la saluais du bout des lèvres et me dirigeais vers l’armoire murale que j’avais explorée la toute première fois. Dans l’armoire, il y avait un lavabo pour lequel j’avais éprouvé un attrait irrésistible dès que je l’eus découvert. J’avais eu la permission de m’asseoir au-dessous et même de fermer la porte. Ainsi replié dans mon espace protégé, dans la quasi-obscurité et la moiteur silencieuse de l’enfermement, l’enfer-maman ne m’atteignait plus. Je restais là en attente, près de la tuyauterie humide, immobile comme un reptile sur une branche.
De temps en temps, depuis l’intérieur de l’armoire, je l’entendais me demander d’une voix toute thérapeutique : « est-ce que ça va bien Boris ? »
Tu parles, ça baigne connasse ! « oui » je répondais. Et l’heure passait.

Un jour, je me sentis fatigué de tous ces tics, et je les abandonnai simplement. Il faut dire que c’était juste après avoir risqué gros en dévalant une pente au guidon de ma bicyclette, lunettes noires sur le nez et record des yeux clos battus. Je n’avais pas pu voir l’obstacle et n’avait entr’ouvert les yeux qu’au dernier moment. Cette grosse frayeur m’avait libéré de mon épuisante dépendance, mais je dus aussi dire adieu à mon cher lavabo, puisque la thérapie semblait avoir réussi. N’était-ce-ce pas là l’essentiel ?