Le tapis volant

Nous nous étions pourtant bien préparés, et n’avions bu qu’un peu de thé léger afin de ne pas nous alourdir inutilement. J’avais débranché le téléphone et verrouillé la porte. J’avais ouvert grand la fenêtre afin de faciliter notre passage, et j’avais même éteint la lumière afin que l’on ne nous remarque pas du dehors.
Tout aurait dû se passer sans embûche pour cette grande première.

Tout d’abord, nous avons médité sur la non-réalité de nos perceptions, et avons vite atteint un profond état de relaxation, accompagné d’une lucidité quasi sidérale. Nous nous étions auparavant déjà installés en lotus sur le tapis, au cas où nous n’en aurions plus eu le temps par la suite. Nous étions alors en parfaite harmonie avec l’infini du cosmos, ainsi qu’avec l’air nous environnant et la Terre nous hébergeant. Nous allions enfin quitter le sol et ses bas instincts, après nous être allégés de nos fardeaux astraux. Quant à nos fardeaux ancestraux, ils allaient devenir, le temps de notre vol en altitude, le dramatique paysage de notre conscience affranchie.

Nos respirations devinrent beaucoup plus amples et beaucoup plus lentes. Je guettai le frémissement annonciateur d’élévation sous mon séant, quand un danger m’apparut subitement comme si menaçant qu’il vint mettre un terme à notre ascension imminente. Les lignes électrifiées du trolleybus passaient en effet juste au-dessus de ma fenêtre, et nous ne pourrions jamais, assis à deux sur le tapis et sans avoir l’expérience de la conduite spirituelle, manœuvrer sans risquer de les toucher.

La prochaine fenêtre de lancement, la conjonction astronomique et astrologique idéale, ne s’ouvrant que dans une bonne dizaine d’années, notre déception fut immense et nous dûmes ravaler notre fierté pour un temps. Nous nous étions conduits en véritables amateurs en ne prêtant attention qu’au véhicule bouddhique, et en négligeant totalement le dégagement nécessaire à l’audacieuse entreprise.

Dans mon hall d’entrée, le tapis volant continuerait donc à faire office de paillasson jusque-là. Incognito.