Sandwich 6 tons

Cette fameuse entreprise de décoration, là où il y avait l’arachnide malfaisant, vous vous souvenez ? De la décoration horlogère, rien que du haut de gamme pour la joaillerie de grand luxe. J’étais le préposé à l’emballage des envois pour le monde entier. Je souffrais de crises de boulimie et me faisais alors des sandwichs 6 tons – poulet/brie/hareng fumé, œuf, beurre et mayonnaise - que je dissimulais dans mon tiroir quand le chef approchait. C’était l’étendard de mon mal-être mais aussi mon seul antidote au poison existentiel. Je les préparais en douce à l’aide de mon cutter, le même qui me servait à emballer délicatement les décors marbrés et les jolis supports de montres gainés de feutrine blanche. Sacrément efficace pour la cuisine, les cutters. Je pouvais couper mes ingrédients en lamelles si fines qu’elles se juxtaposaient entre les deux tranches de pain comme un arc-en-ciel ayant accompagné une tombée de mayo-beurre. Je tenais le coup en ravalant par la même occasion mes frustrations artistiques et je m’attelais à ma guitare et à mon piano dès le soir venu, à grands renforts de descentes éthyliques. Je passais donc pour un doux dingue, tendance beau grave, mais la soif et la faim ne sont-ils pas deux de nos besoins fondamentaux les plus impérieux ?

Toujours est-il que je me suis bien marré le jour où le dessinateur, un crétin prétentieux, m’a demandé de lui préparer avec un soin tout spécial sa commande pour l’Extrême-Orient. J’étais donc environné de cartons de toutes sortes et je ne sais si un morceau de mon sandwich était tombé dans le volumineux colis, ou si j’avais mal essuyé mon cutter, mais il est vrai qu’au moment de le fermer, j’ai nettement décelé, montant de l’intérieur, le fumet tenace de mes agapes si originales. J’ai laissé couler et le crétin analphabète qui me regardait de haut est revenu inscrire la destination en grand, « Saint-Gapour », avec un marqueur rouge et d’un air suffisant.

Comment cela peut-il être que chez certains, les tares les plus criantes sont passées sous silence, alors que chez d’autres les plus créatives des aptitudes ne semblent pas compter au regard de la société ? Pertes et profits ? Gestion défaillante ?

J’aurais tant voulu voir les petits yeux bridés, au moment du déballage, se froncer encore plus, et leur propriétaire se demander quelle pouvait bien être cette nouvelle astuce publicitaire parfumée de prestige.