Sri Turnedo

J’ai dû ouvrir ce matin un ouvrage du grand sage indien Sri Turnedo, un ouvrage dans lequel sont compulsés ses enseignements donnés en réponse aux demandes d’éclaircissement de ses disciples au sujet de leurs expériences psychiques dans la pratique du yoga. Le curieux et l’amusant de l’ouvrage est de ne contenir que les réponses et commentaires du maître. L’on doit alors s’imaginer les questions des élèves, chose parfois aisée et parfois bien risquée. Il faut même dire que souvent, ces commentaires restent impénétrables pour un novice, tant est difficilement reformulable la question originelle.

Il faut que je vous dise aussi que je me suis couché hier au soir d’une drôle de façon. Vous savez, juste avant que le sommeil ne vous prenne, quand vous n’êtes déjà plus là mais que vous êtes encore bien conscient de tout ce qui se passe, en vous et autour de vous. Alors qu’en définitive, ce n’est que ce qui passe, et que vous, vous restez. C’est parfois délicieux…

J’étais donc sur le point de m’endormir, et subitement, je me suis senti foncer en avant dans le vide, tout à fait comme si je tombai d’un avion, telle était forte la pression du vent sur mon visage. Mon visage, figure de proue d’un corps céleste lancé à pleine vitesse vers un ailleurs cosmique. Le souffle du ciel me gifle les joues et mes cheveux sont une cape sidérale claquant sur mes ouïes. C’est la ruée, l’assaut de toute une cavalerie déchaînée. Je ne discerne aucun objectif devant moi, mais Dieu sait que ça sait où ça va. Je ne peux rien faire pour contrôler (mais contrôler quoi ?) ou diriger (mais où ça ?) cette énergie fantastique qui dépasse mon imagination, et qui se révèle même sur l’instant totalement inconcevable.

Pendant le même temps, ma nuque, mes épaules, mon dos, mes fesses et l’arrière de mes jambes sont, et c’est le stupéfiant de l’expérience, parfaitement inertes et ne ressentent aucun trouble. C’est l’œil du cyclone. À ne pas confondre avec le troisième œil du cyclope, celui qui lui reste. Ma moitié postérieure est absolument pacifiée. Le typhon côté face, côté pile c’est le calme plat.

Je deviens deux, l’allant et le gisant. Je fonce vers un quelque part qui m’attire irrésistiblement, un appel si vital qu’il m’ordonne sans délai, et je stagne aussi sur place, massif et lourd auprès de mon autre être, immobile et si statique qu’il se confond avec la pierre. Il n’y a pas de lutte. Ce ne sont pas deux identités solidaires en conflit. Celui qui veut va, et celui qui ne veut pas reste sans résister. Mes deux moi restent entiers, mais cette dualité n’est pas douloureuse. Il n’y a pas de mot pour cette impression. Un étirement infini s’opère entre ces deux pôles qui sont si éloignés maintenant qu’il serait vain de les concevoir comme étant aux opposés d’une même sphère. C’est l’univers qui semble avoir fait le grand écart en mon âme. Plus un triple périlleux en arrière pour parachever le grand saut dans l’inconnu. L’acrobatie mystique me laissera courbaturé et dangereusement secoué sur mon lit.

Je me suis demandé si j’allais trouver là une réponse pouvant correspondre à la description de cette sorte de rêve éveillé, et c’est pourquoi j’ai été chercher ce livre, dans lequel j’ai tenté de trouver un commentaire judicieux m’éclairant sur cette expérience.
J’ai même été un peu rassuré en le parcourant, de voir que ses commentaires à lui laissaient présager des témoignages non moins hallucinés que le mien. Je ne sais toujours pas si c’était le chemin de l’Enfer ou celui du Nirvana, mais j’ai maintenant des éléments qui me permettent de ne plus m’affoler. Je ne vous les dévoilerai pas, vous ne comprendriez pas. Le grand Sri Turnedo est mort, et moi je suis parti travailler comme chaque jour, en me demandant de quoi allait bien être fait le reste de ma vie d’homme simple.